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Rester debout

26 septembre 2012

Deuxième semaine, cinquième jour...

Ramer est propice à la réflexion. Finalement que faire d'autre durant les six ou sept heures que je consacre chaque jour à tirer sur les avirons, les relever, les repousser en l'air, puis les replonger pour les tirer à nouveau. Et ainsi de suite...Ma...
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25 septembre 2012

Deuxième semaine, matin du quatrième jour...

Je me fais l'impression d'un prisonnier qui trace, qui gratte sur les murs de sa cellule pour noter le nombre de jours, d'heures, de secondes qui passent. Il a plu toute la nuit et je n'ai presque pas dormi. Je me suis pourtant concentré sur le bruit léger de l'eau tombant sur le pont du bateau, cette espèce de ronronnement qui aurait du m'endormir. Mais je tournais d'un côté sur l'autre regardant régulièrement ma montre pour savoir où j'en étais de la nuit, guettant le moindre signe, retournant dans ma pauvre caboche les histoires les plus sombres de marins disparus, de morts ramenés de mer par des sauveteurs, morts dont les corps se mettent à saigner en présence de la famille...

J'ai pourtant bien fini par sombrer entre deux coups d'œil sur ma montre, pour me réveiller en sueur avec une drôle d'impression, comme si quelqu'un s'était introduit dans mon bateau pour me regarder dormir, quelqu'un dont je sais la présence inamicale, quelqu'un dont je ne vois pas la visage, que je suis sûr de connaître sans le distinguer, avec cette  horrible sensation de paralysie, le sentiment de ne pas pouvoir bouger ou s'éloigner tout en essayant de gémir pour alerter...
Alerter qui ? Je suis à des milles et des milles de la côte...
Et quand le sommeil se dissipe enfin je n'ai pas d'autre choix que d'ouvrir les yeux dans le noir. Et toujours cette pluie... A qui pourrais-je tendre la main pour me rassurer ? Je suis seul. L'oreille s'ouvre grand et traque le moindre bruit inhabituel. J'ai tout à coup le cœur qui fait un bond, je crois avoir entendu un soupir, le bruit d'une respiration. La sueur se glace et j'évite de bouger.

J'écoute.

Plus rien... Je finis par sortir un bras de mon duvet pour attraper ma lampe frontale. Je presse le bouton. La lumière vive et blanche m'aveugle presque. Je suis vraiment seul dans mon cercueil flottant au milieu de mes objets familiers, mon journal de bord, mon GPS, mes instruments de cuisine, mon ordi... Pas la moindre présence. Si ce n'est... Je crois avoir entendu ce même soupir.

J'écoute encore.

Rien, décidemment rien...

...

Petit matin.
La pluie s'est arrétée de tremper l'océan. Le combat des humidités vient de prendre fin. Cette petite ondée prétencieuse tétue, n'arrivera jamais à la cheville de la mer ! C'est qui la patronne !!!
J'ai quand même fini par trouver quelque part un improbable sommeil qui m'a permis de retrouver un peu de force. Il est maintenant temps de prendre les rames et de fournir ton travail, galérien ! 
J'ai quand même cette impression curieuse que je ne suis pas seul. Dois-je prendre mon téléphone satellite de secours et appeler pour demander une consultation au médecin qui est joignable en cas de pépin, pour lui demander si les hallucinations font bien parties du lot ? Je crois quand même plus simple de m'atteler au boulot et d'avancer si je veux arriver un jour avant d'être complètement marteau...

...

Dix heures du matin.
Je n'en reviens pas. Je suis sûr d'avoir entendu comme un gémissement. Presque le son d'un enfant pleurant. Je me suis levé d'un bond, j'a fait un tour complet sur moi-même, bien regardé partout. Il n'y a rien. Absolument rien du tout ! Ce n'est pas possible, je deviens fou. Seulement onze jours ! Il ne m'aura fallu que onze jours pour virer dingo !
Pourtant je suis sûr. Mon oreille, même défisciente, vient bien de percevoir encore une fois ce gémissement, cette sorte de plainte.
Et tout-à-coup, là, juste devant moi, la flotte s'est mise à bouillir ! A crépiter plutôt ! Sur une surface ronde de dix mètres à peu près.
C'est à ce instant qu'elle est apparue docteur !
Une bouche énorme !
Avec une sorte de bec sur le haut, un bec criblé de verrues jaunâtres !
Elle s'est refermée sur le crépitement de mer, puis elle est retombée dans une sorte de gerbe d'écume.
Une baleine. 
Une baleine plus vraie que vraie.
A la pointe de mon bateau... chassant vers la surface des mattes de crevettes qui ont transformées l'onde légère en casserolle d'eau froide en ébullition. Je ne crois pas avoir jamais vu un pareil spectacle. Je ne crois pas avoir eu une chance aussi extraordinaire que de me retrouver en face de ce monstre marin qui devait me suivre depuis la nuit profonde des abysses en chantant doucement une berceuse qui m'a terrorisée une bonne partie de la nuit.
Je me suis gentiment assis, sonné comme un boxeur à qui l'on vient de proposer une barbe à papa.
Puis je me suis penché pour voir.
Un œil. 
Elle s'était juste posée à côté de moi et n'attendait qu'une chose. Que je me montre.
Et j'ai vu dans son regard.
J'ai vu le monde qu'elle voit aussi.
J'ai ces monceaux de plastiques qui flottent au milieu de ses champs vastes de vagues.
J'ai vu les mers qui sombrent, les oiseaux qui se cachent au fond du ciel.
J'ai vu des continents plonger dans la nuit.
J'ai aperçu des bouteilles à la mer qui n'atteindront jamais un rivage.
J'ai vu le ciel fermé, les nuages cavalant tout autour du monde.
J'ai vu des ombres s'éloignant dans le brouillard.
J'ai vu tout ça et bien plus encore que je suis incapable de dire.

Mais je n'ai pas vu mon reflet.
Je n'ai pas vu mon œil à moi se reflétant dans son œil à elle.
Puis elle a sondé.
Et le monde s'est refermé.

24 septembre 2012

Deuxième semaine, troisième jour...

Où se trouve donc le ciel ? Et la mer ? Tout est gris, tout se mélange, tout relief disparait. Je suis juste insignifiant au milieu de nul part. Voilà la pluie qui se met à tomber, droite, verticale, fine, sans aspérité, sans vent, sans rien. Tout se confond, tout se mélange, je ne sais même plus dire où se trouve la ligne d'horizon. Tout est liquide de toute façon !
J'ai presque l'impression que plus rien n'existe. Je ne suis pas écrasé par l'immensité, pas angoissé par ce vide qui s'est installé autour de moi, il n'y a rien. Tout est creux. Et moi aussi sans doute. Je suis installé sur mon banc de nage et je tire sur mes avirons, parce que rien d'autre ne compte. Je dois avancer, pousser un peu plus mon bateau à l'est. Juste avancer. Je ne suis vivant que pour ça !

C'est juste dingue !
Ce soir, quand, après huit heures passées sous la flotte qui me coule dans le cou, s'infiltre partout et ne me laissera qu'un tout petit rond sec à l'arrière des genoux, quand je poserai mes avirons pour manger, ranger, me coucher, je serai heureux parce que j'aurai fait mon boulot de la journée. J'aurai parcouru quelques milles de plus, presque rien sur la carte, mais quelques mètres de plus qui me rapproche du soleil levant...
Ce sera suffisant pour mon bonheur et assez pour pouvoir me dresser et dire que je suis un homme libre. Que j'ai choisi ça, que je vais y arriver, et parce que je sais, quand je verrai les côtes de ma délivrance, que je vais pleurer. Parce que ce sera normal, parce que j'aurai réussi le pari. Parce que j'aurai franchi la frontière. 
A ceux qui me demanderont alors si j'ai rencontré quelque chose de plus grand que moi, je répondrai juste que chaque jour, je devais avancer, tirer sur mes avirons et que, s'il existe quelque chose de plus grand que nous, ce n'est sans doute pas moi qu'il choisirait pour porter un message d'espoir. L'espoir c'est juste traverser, franchir la ligne d'arriver et dire, me voilà, je suis revenu et je ne sais toujours pas pourquoi je suis parti.

C'est juste dingue !

19 janvier 2012

Deuxième semaine, deuxième jour

Ce matin au réveil, j'étais obsédé par la distance parcourue et sur celle qui me reste à couvrir.
J'ai appuyé sur le bouton magique du petit appareil magique et le gps m'a instantanément donné ma position. Sans appel ! Je ne suis pas encore arrivé, ça c'est sûr !
Pourtant je me sens bien. J'ai remué jusqu'à ce point beaucoup d'idées sombres et de vieux souvenirs pénibles, mais je me sens bien !
Il me reste les 4/5ème du voyage à faire mais peu importe. Je suis bien où je suis. Je suis bien ici, à ma place.
Enfin.

Il fait beau aujourd'hui. 
Je vais m'octroyer un plaisir que bien peu de gens peuvent s'offrir. Je vais me baigner au milieu de nulle part. L'eau est limpide, les reflets du soleil traversent la surface comme des lames claires et je dois être sur un de ces courants chauds qui me poussent vers mon but. Béni Gulf Stream...
J'ai bien vérifié 4 ou 5 fois que le bout que je me suis accroché autour de la taille est solidement amarré au bateau et j'ai plongé.
La sensation incroyable de n'être relié au monde que par cet ombilic ridicule qui sort du ventre de mon embarcation, a décuplé mon plaisir et en remontant à la surface j'ai éclaté de rire à l'idée que je pourrais être pris pour un fou ou pour un sucidaire si on me voyait !
C'est vrai que c'est un peu barjot !
Et que dire du vertige ressenti à l'idée de flotter à plusieurs centaines de mètres du fond de la mer, voire des milliers ? Je surnage au milieu de rien, entre l'eau et l'air.
Il faut que je tente l'expérience de nuit, suspendu alors entre deux pareilles forces obscures. Ce doit être grisant. Le vertige du fond de l'eau et le vertige de l'espace infini.

Je flotte sans effort.
Allongé sur l'eau à regarder le bleu du ciel.
Et c'est quand même incroyable qu'étant le seul être humain perdu au milieu de nulle part, que le seul oiseau présent à des milles alentour réussisse à me chier dessus !
Encore un signe ou une première leçon de ce qui pour moi est un monde nouveau.
Allez galérien, remonte à bord, reprend ta place, tu n'es fait ni pour plonger dans le fond de l'océan, ni pour t'envoler dans les cieux.
Ta place est sur ton banc de nage à tracer ta route, qui est encore bien longue.
Ce soir si tu as bien avancé, tu auras le droit de perdre ton regard dans les étoiles avant d'aller dormir.
Route, pêche ! 

18 janvier 2012

Deuxième semaine, premier jour.

A travers le ciel gris uniforme et haut, un rayon de soleil, comme un doigt tendu, s'est posé ce matin sur le bateau.

Nous venons, mes frères et sœurs et moi, de porter vers sa dernière demeure celle qui est encore aujourd'hui pour moi un mystère, notre mère.
Le ciel est triste et bas, et nous n'avons pas envie les uns et les autres de briser cet instant. De repartir chacun de notre côté vers nos vies respectives. Nous avons envie de retenir encore un peu le passé, notre enfance, ces joies partagées, nos fous-rires, nos jeux, notre maison commune, notre famille.
A cette époque de l'année pourtant, il a été bien difficile de trouver à loger tout le monde.
Huit enfants !
Six garçons et deux filles, une performance et un vrai casse-tête pour tous se caser.
Mais, finalement, petit à petit, chacun a trouvé, repoussant au lendemain, le moment de se séparer.
Oui, tous sauf moi...
Il reste pourtant une chambre.
Je l'entends presque.
"C'est ridicule !"
Elle ralerait sans doute de nous voir hésiter.

J'ouvre la porte.
Son odeur est encore là, un peu.
Ses vêtements posés sur sa chaise à côté du lit.
Ses derniers vêtements.
Que je vais ranger dans son armoire.
Un chemisier rose et beige.
Une jupe marron.
Et un gilet bleu azur en laine sérrée.
Que je pose à l'envers sur le lit.

Je replie un bras.
Puis l'autre.
Je referme le bas sur le haut.

Et quand je retourne ce gilet bleu azur et que je le regarde là, sur le lit, l'étiquette me saute à la mémoire comme une évidence, une étiquette qui porte une marque comme un signe :
"VU DU CIEL"

Chaque coup de rame aujourd'hui, chaque trou dans l'eau, chaque remous m'éloigne et me rapproche un peu plus de mes souvenirs. Je n'ai pas autre chose à faire dans ces longues journées à ramer.
Penser, me souvenir et oublier peut-être.
Combien de fantômes, combien d'anges-gardiens, combien de rayons de soleil posés sur l'océan, combien de signes faudra-t-il pour trouver la paix ?
Je sais pourquoi je dois traverser.
Je dois les retrouver, leur raconter qui je suis.
Pardonner ce qui doit être pardonné et offrir autre chose que cette incroyable nostalgie pour ne plus être seul, pour les avoir avec moi, pour toujours.

Ce soir, je pose dans mon livre de bord, une partie de mes secrets les plus chers et les plus durs.
Enfin... 

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17 janvier 2012

7ème jour

Dimanche.
Tiens oui dimanche...
Le jour du Seigneur.
Je vais avoir du mal à capter la messe à la télé, vu que je n'ai pas la télé et sûrement pas de réception !
Je n'en ai d'ailleurs pas très envie.
Ce qui n'empêche pas de se poser des questions.
Dieu existe-t-il ? 
Puis-je avoir un doute ?  Est-ce que je peux me dispenser d'avoir un doute ? Est-ce que je peux faire le pari du doute ou de l'absence de doute ? Je ne crois pas.
A ce moment précis de mon existence, perdu au milieu de nul part, rien ne me dit que je ne suis pas seul au monde ! Y-a-t-il une terre quelque part ? D'autres êtres vivants ? Et si tout ça n'était qu'un rêve ?
Ça laisse un champ immense pour imaginer autre chose.
Par exemple que dans la seconde où je formule l'idée du monde, il se crée. Que la puissance des mots mette en action des continents, des océans, des animaux, des hommes et des sociétés. Imaginer que l'équilibre en tout gouverne les villes, les états, imaginer que la compassion soit une vertu tellement partagée qu'on la considère comme un instinct. Imaginer que le respect de la vie ouvre les yeux sur ce qui nous entoure pour s'imprégner, comprendre, absorber la profondeur du mystère de la vie.
Imaginer aussi que tout cela n'a, au fond, pas d'importance et surtout aucun sens.
Je vais pourtant poser les mains sur les avirons et tenter de regagner une terre où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, un monde où le regard se détourne de la misère, de l'injustice et de la souffrance, un monde qui gaspille, qui salit, qui oublie comment l'avenir se construit.
Et c'est vers ça que je rame avec tant d'énergie ?
Ce n'est certes pas ce sac plastique qui s'est accroché au bout de ma rame qui va me permettre de rêver à un monde meilleur ! 

17 janvier 2012

6ème jour.

Je progresse bien !
Mon corps s'est habitué à l'effort que je dois fournir chaque jour.
Je dors, je range, je mange, je rame.
La routine quoi ! 

17 janvier 2012

5ème jour.

J'ai dormi d'une seule traite.
Je me sens d'humeur à traverser l'atlantique nord à la rame !
Je suis sorti du lit ce matin, pour aller avaler une grand goulée d'air frais, totalement à poil.
J'ai regardé le soleil et je me suis mis à hurler pour montrer que j'étais là, bien vivant.
J'ai jeté un œil à la girouette et j'ai pissé au vent !
Voilà ce qui s'appelle bien commencer sa journée.
Debout ! 

17 janvier 2012

4ème jour.

Je suis brisé, cassé, rompu.
Je n'ai pas dormi de la nuit. L'angoisse dans les ténèbres, j'ai bien tenté de me reposer mais mon corps était tellement tendu par la trouille que pas un de mes muscles ne me fait pas mal ce matin . Il faut pourtant continuer à avancer.
Le ciel a été lavé, rincé. Le baromètre est sorti des profondeurs, me faisant espérer un meilleur temps. Je guette malgré tous les signes d'une autre dépression qui pourrait suivre celle-là.
Quand j'ai ouvert pour sortir ce matin, je me suis fait l'impression d'un zombie sorti des entrailles de la terre. Mes articulations grinçaient, mes os craquaient et mon dos tout entier était vrillé de douleur.
Je me suis octroyé un petit déjeuner copieux dévorant les quelques provisions fraîches qui me restaient. Le tout au soleil s'il vous plait ! Le désalinisateur solaire et ma nourriture sèche prendront maintenant le relais. 
Il faut malgré tout que je sorte les avirons et que je reprenne mon travail de galérien si je veux arriver au bout de cette aventure.
Respirer l'air frais après cette nuit terrible, a été un vrai bonheur que j'ai gouté comme il se doit.
Mes yeux font le tour de l'horizon et je mesure l'immensité de l'élément. Sa force aussi !
Il faut être fou ou inconscient pour se frotter à ça.
Et je suis en train de le faire. 

Midi.
J'ai mal partout !
"Mais qu'allait-il faire dans cette galère ?!?"
Mes mains me font mal. Mes bras me font mal, mes jambes aussi, et mon dos est un champ de mines douloureuses. Sortir du banc de nage est un calvaire et je vois pas d'autre solution qu'un bon repas pour me remettre d'aplomb. Un bon coup à boire aussi ! J'avais prévu de m'offrir un cordial de temps en temps. Je crois que le moment est bien choisi !

Je crois que je me suis assoupi.
Le repas, un rhum vanille, un rayon de soleil réparateur et l'impression tant attendue que mon corps se détend, que la tension s'apaise. Il n'en fallait pas plus pour sombrer gentiment, bercé par la houle redevenue tranquille et régulière.
C'est le contact de ma main tombant dans l'eau froide qui m'a réveillé. Me rappelant que s'endormir au soleil au milieu de l'Atlantique aurait pu être fatal. Une chute à l'eau, une rafale qui éloigne le bateau, et...

Soir.
Il fait presque nuit.
Je viens de finir le rangement pour la nuit et je n'ai qu'une seule hâte, manger et me glisser dans un duvet sec et douillet et plonger dans un sommeil sans rêve.
Le ciel est clair, le vent souffle gentiment, la température est remontée, il fait presque doux. 

16 janvier 2012

3ème jour

Le baromère est tombé si bas dans la journée qu'il aurait pu faire un trou au fond du bateau. Je crois qu'il faut que je me prépare à subir une tempête comme on en rencontre quelquefois dans ce coin de l'atlantique.
Je trompe ma peur et une certaine fascination en rangeant tout ce qui peut être rangé, calé, accroché. Bref je me prépare à être secoué. L'océan a pris une teinte verte presque fluorescente. Le ciel s'est assombri et éclaici à la fois. La lumière se mélange aux ténèbres pour ce qui sera sans doute un déchaînement des éléments. Le vent est passé sud-ouest en ce début d'après-midi en forcissant.

Je me rappelle cette photo de moi debout à côté de ma grand-sœur. Je dois avoir cinq ou six ans. Je regarde, nous regardons l'objectif de l'appareil photo. J'ai sur le bras un pigeon posé attendant que le photographe immortalise l'instant.
Mon visage est ravagé de croutes. Chute de vélo ? Je n'ai aucun souvenir de ces moments-là. Qu'est-il arrivé à ce petit bonhomme en culotte courte pour avoir l'air aussi sérieux et le visage ravagé à ce point-là ?
J'ai pourtant des souvenirs bien plus anciens. De berceau. Le visage de mon père se penchant sur moi et souriant. Image furtive et floue.
Les yeux sombres de ce ptit garçon sur une photo et les yeux de mon père se penchant sur moi sont un pont depuis le passé. Un signe.
Des yeux qui me regardent depuis toujours alors que je vais peut-être sombrer dans le vide, perdu au beau milieu de l'océan. Je m'apprête à prendre des tonnes d'eau sur le coin de la figure, sans rien dire, sans bouger, après avoir rangé mes petites affaires, et c'est dans le visage de ce ptit garçon au visage fermé que je découvre mon avenir.

Il a vu.
Il a vu la tempête qui arrive.
La tempête qui gronde sourdement.
Le monde qui s'assombrit et ce bateau qui va plonger dans le tumulte et la fureur.

Il fait sombre ce soir.
Je ne sais plus qui je suis.
Je suis perdu.
Un pigeon posé sur le bras.
Pose ton regard ailleurs, jeune homme, secoue ton bras, fais partir ce pigeon de malheur.
Reviens à la vie.
Guéris vite, la tempête arrive.

22 heures.
Le vent a forci et a tourné plein ouest.
Je me suis réfugié dans le bateau. J'ai fermé le plus hermétiquement possible. Attaché tout ce qui pourrait être arraché par les vagues La mer commence à prendre des formes. La puissance liquide incontrôlable est en marche. Je regarde de temps en temps dans la bulle de plexiglas. Tout autour de moi va devenir blanc dans peu de temps. Les crêtes des vagues se brisent déjà en éclats phosphorescents et donnent à la nuit des allures fantomatiques.
L'anémomètre indique 40/45 nœuds.
L'aiguille du baromètre a rejoint le fond de l'océan !

Minuit. 
Même si je voulais dormir je ne pourrais pas.
L'océan est en furie, en fureur. Le vent hurle, le bruit est infernal, amplifié par la caisse de raisonnance qu'est le bateau. J'ai l'impression d'être enfermé dans une machine à laver. Je n'ai même pas le temps d'avoir peur.
Ou plutôt si ! J'ai tellement peur que je suis incapable d'imaginer ce qu'est la vie sans terreur !
Au milieu de ce boucan de tous les diables me reviennent alors quelques vers.

" C'était un chien français appelé Turc parce qu'il était fort.
Il a été écrasé au coin d'une rue par un camion qui a béni son cadavre d'une main rouge.
Il appartenait à Isabelle qui a beaucoup pleuré et qui n'a rien voulu manger pendant trois jours.
Il gambade maintenant dans les rues du paradis.
Il lèche les pieds de Dieu.
Il fait s'envoler les étoiles en aboyant.
On sait qu'il est midi parce qu'il fait le beau.
On sait qu'il est minuit parce qu'il fait le mort.
De temps en temps il regarde Dieu qui lui dit : "Gambade voyons, gambade !"
Mais il a gardé dans sa narine l'odeur inoubliable d'Isabelle.
Et Dieu le sait !
Et quand Dieu voudra qu'Isabelle meure il n'aura qu'une seule chose à dire.
Apporte..." 

2h30 le lendemain matin.
Le bateau vient de faire un tour complet sur lui-même, organisant à l'intérieur la plus belle pagaille du monde ! J'avais pourtant tout rangé, tout calé. Je crois que le gros bouquin que j'avais pris pour le voyage m'a fait un joli cocard. J'avais bien entendu le bruit plus fort arrivant par l'arrière du bateau, arrière par lequel j'avais filé 30 mètres de bout qui faisait office d'ancre flottante. Ainsi retenu il ne dérivait pas trop vite et se calait cul à la vague, suffisemment pour bouchonner gentiment. Pourtant là, mon instinct m'avertissait que ce ne serait pas suffisant. L'arrière du bateau s'était soulevé presque verticalement et dans ce qui m'avait semblé une éternité, il s'était mis à glisser, tremblant de partout sous l'effet de la vitesse et puis patatras. Le classique croche-pied ! Quand on court trop vite, on bute, ou on est rattrapé par plus rapide que soi !
Je ne suis même pas sûr de ne pas avoir fait plusieurs tonneau.
Mais je suis encore là ! Assis sur mon cul au beau milieu d'un bazard extraordinaire !
Autre bonne nouvelle, le vent est passé nord-ouest, il fait plus frais et je vois par le hublot la lumière de la lune entre les nuages, entre les grains qui martélent régulièrement le pont d'une pluie battante.
J'attends avec impatience l'aube pour faire le tour et vérifier que rien n'est cassé.
A part l'immense désordre qui règne à l'intérieur, le bateau semble avoir bien résisté. Simple coquille de noix dans la tempête, les coups de boutoir des vagues n'ont, heureusement pour moi, pas eu prise sur lui !
Je me serais bien arrêté dans une station essence pour prendre un petit café noir mais je crains que le coin ne se prête pas à ce genre de compensation !

4h du matin.
Une question m'obsède.
Qui a bien pu faire la photo ? 

 

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