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Rester debout
25 septembre 2012

Deuxième semaine, matin du quatrième jour...

Je me fais l'impression d'un prisonnier qui trace, qui gratte sur les murs de sa cellule pour noter le nombre de jours, d'heures, de secondes qui passent. Il a plu toute la nuit et je n'ai presque pas dormi. Je me suis pourtant concentré sur le bruit léger de l'eau tombant sur le pont du bateau, cette espèce de ronronnement qui aurait du m'endormir. Mais je tournais d'un côté sur l'autre regardant régulièrement ma montre pour savoir où j'en étais de la nuit, guettant le moindre signe, retournant dans ma pauvre caboche les histoires les plus sombres de marins disparus, de morts ramenés de mer par des sauveteurs, morts dont les corps se mettent à saigner en présence de la famille...

J'ai pourtant bien fini par sombrer entre deux coups d'œil sur ma montre, pour me réveiller en sueur avec une drôle d'impression, comme si quelqu'un s'était introduit dans mon bateau pour me regarder dormir, quelqu'un dont je sais la présence inamicale, quelqu'un dont je ne vois pas la visage, que je suis sûr de connaître sans le distinguer, avec cette  horrible sensation de paralysie, le sentiment de ne pas pouvoir bouger ou s'éloigner tout en essayant de gémir pour alerter...
Alerter qui ? Je suis à des milles et des milles de la côte...
Et quand le sommeil se dissipe enfin je n'ai pas d'autre choix que d'ouvrir les yeux dans le noir. Et toujours cette pluie... A qui pourrais-je tendre la main pour me rassurer ? Je suis seul. L'oreille s'ouvre grand et traque le moindre bruit inhabituel. J'ai tout à coup le cœur qui fait un bond, je crois avoir entendu un soupir, le bruit d'une respiration. La sueur se glace et j'évite de bouger.

J'écoute.

Plus rien... Je finis par sortir un bras de mon duvet pour attraper ma lampe frontale. Je presse le bouton. La lumière vive et blanche m'aveugle presque. Je suis vraiment seul dans mon cercueil flottant au milieu de mes objets familiers, mon journal de bord, mon GPS, mes instruments de cuisine, mon ordi... Pas la moindre présence. Si ce n'est... Je crois avoir entendu ce même soupir.

J'écoute encore.

Rien, décidemment rien...

...

Petit matin.
La pluie s'est arrétée de tremper l'océan. Le combat des humidités vient de prendre fin. Cette petite ondée prétencieuse tétue, n'arrivera jamais à la cheville de la mer ! C'est qui la patronne !!!
J'ai quand même fini par trouver quelque part un improbable sommeil qui m'a permis de retrouver un peu de force. Il est maintenant temps de prendre les rames et de fournir ton travail, galérien ! 
J'ai quand même cette impression curieuse que je ne suis pas seul. Dois-je prendre mon téléphone satellite de secours et appeler pour demander une consultation au médecin qui est joignable en cas de pépin, pour lui demander si les hallucinations font bien parties du lot ? Je crois quand même plus simple de m'atteler au boulot et d'avancer si je veux arriver un jour avant d'être complètement marteau...

...

Dix heures du matin.
Je n'en reviens pas. Je suis sûr d'avoir entendu comme un gémissement. Presque le son d'un enfant pleurant. Je me suis levé d'un bond, j'a fait un tour complet sur moi-même, bien regardé partout. Il n'y a rien. Absolument rien du tout ! Ce n'est pas possible, je deviens fou. Seulement onze jours ! Il ne m'aura fallu que onze jours pour virer dingo !
Pourtant je suis sûr. Mon oreille, même défisciente, vient bien de percevoir encore une fois ce gémissement, cette sorte de plainte.
Et tout-à-coup, là, juste devant moi, la flotte s'est mise à bouillir ! A crépiter plutôt ! Sur une surface ronde de dix mètres à peu près.
C'est à ce instant qu'elle est apparue docteur !
Une bouche énorme !
Avec une sorte de bec sur le haut, un bec criblé de verrues jaunâtres !
Elle s'est refermée sur le crépitement de mer, puis elle est retombée dans une sorte de gerbe d'écume.
Une baleine. 
Une baleine plus vraie que vraie.
A la pointe de mon bateau... chassant vers la surface des mattes de crevettes qui ont transformées l'onde légère en casserolle d'eau froide en ébullition. Je ne crois pas avoir jamais vu un pareil spectacle. Je ne crois pas avoir eu une chance aussi extraordinaire que de me retrouver en face de ce monstre marin qui devait me suivre depuis la nuit profonde des abysses en chantant doucement une berceuse qui m'a terrorisée une bonne partie de la nuit.
Je me suis gentiment assis, sonné comme un boxeur à qui l'on vient de proposer une barbe à papa.
Puis je me suis penché pour voir.
Un œil. 
Elle s'était juste posée à côté de moi et n'attendait qu'une chose. Que je me montre.
Et j'ai vu dans son regard.
J'ai vu le monde qu'elle voit aussi.
J'ai ces monceaux de plastiques qui flottent au milieu de ses champs vastes de vagues.
J'ai vu les mers qui sombrent, les oiseaux qui se cachent au fond du ciel.
J'ai vu des continents plonger dans la nuit.
J'ai aperçu des bouteilles à la mer qui n'atteindront jamais un rivage.
J'ai vu le ciel fermé, les nuages cavalant tout autour du monde.
J'ai vu des ombres s'éloignant dans le brouillard.
J'ai vu tout ça et bien plus encore que je suis incapable de dire.

Mais je n'ai pas vu mon reflet.
Je n'ai pas vu mon œil à moi se reflétant dans son œil à elle.
Puis elle a sondé.
Et le monde s'est refermé.

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