Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Rester debout
26 septembre 2012

Deuxième semaine, cinquième jour...

Ramer est propice à la réflexion. Finalement que faire d'autre durant les six ou sept heures que je consacre chaque jour à tirer sur les avirons, les relever, les repousser en l'air, puis les replonger pour les tirer à nouveau. Et ainsi de suite...
Ma rencontre d'hier avec la baleine m'a plongé dans un état de perplexité incroyable. 
L'espoir doit bien venir de quelque part !
Ce n'est pas possible autrement.
Tout cela a forcément un sens !
Il y a une signification cachée ?!? 
Je regarde autour de moi. La mer roule sur le dos d'une houle large et profonde. Elle inspire et se soulève calmement, puis soupire tout aussi tendrement sans heurt. Il n'y a jamais eu de tempête, et il n'y en aura plus jamais. La respiration est éternelle. C'est ce qu'il me semble du moins aujourd'hui.
Je tire, je soulève, je pousse et je replonge.
Il n'y a pas autre chose que ces deux rythmes qui se croisent, celui de la houle et celui du mouvement d'avirons. Je laisse juste un peu derrière moi des ronds qui se referment sur l'infini.
Non, tout cela n'a aucun sens. En tout cas, pas d'autre sens que...
Je me dis que, si tout vient à disparaître, si l'homme réussit ce qu'il entreprend depuis quelques temps, à savoir, saborder le navire sur lequel il navigue, si tout disparait de la surface de la terre, si le ciel s'obsurcit pour tellement longtemps que même le souvenir de la lumière aura disparut, si l'espoir de jamais entendre le moindre bruit, si le silence se fait enfin, alors je suis presque sûr que la vie remontera du fond des océans. Elle prendra le temps mais elle remontera. Pour trouver une lueur et nager librement. Pour essayer de poser le pied sur le sol ou s'envoler vers le soleil et les nuages. Pour trouver une autre vie avec laquelle elle échangera et peut-être pour peindre les premiers matins d'un nouveau monde. Sans penser une seule seconde à tout ce temps perdu !

...


Je me souviens de ce voyage à Rome.

Musée vatican, une queue interminable pour entrer.
Des enfilades de salles et de couloirs remplis d'œuvres.
Les appartements de Raphaël.

Une petite porte.
La foule pousse à l'intérieur dans un brouhaha assez peu propice à la méditation.
On avance, on se place au milieu de cet espace rectangulaire et on lève les yeux au ciel.
Comment raconter l'émotion ? Le choc. Le plafond peint de la chapelle Sixtine. Les yeux remplis d'un sentiment d'assister, seul, au milieu d'une foule cosmopolite à la vraie naissance du monde. Puis on se retourne et là, deuxième choc, le jugement dernier. Réunis dans un seul et même endroit, ce qui sera notre destin et la nostalgie qui l'accompagne. Le début et la fin. Et Michel-Ange-en-personne-lui-même est infoutu capable de nous dire si tout cela a bien un sens ! Il y a un début et il y aura une fin.
L'espoir est peut-être là, dans l'émotion, dans le sentiment profond de nostalgie qui vous transperce.

Mon voyage à moi, pour modeste qu'il soit à côté de tout ça, tellement petit au centre de cette immensité, n'a pas d'autre sens. Il y a un départ, des jours et de jours de marche ou d'avirons, et sans doute une grosse émotion à l'arrivée. C'est tout. Et c'est déjà énorme. Entre temps, j'aurai eu la chance de survivre à une tempête, de me baigner seul à poil en pleine mer, de croiser le regard d'une baleine, et bien d'autres choses encore à venir sans aucun doute. Ce que je sais, c'est que ces longues journées à tirer sur les avirons, les relever, les repousser puis les replonger avant de la retirer, encore, encore et encore, ces longues minutes passées à franchir les unes après les autres, les centaines de coup de rame qui finiront par faire les quatre mille huit cent sept mètres du mille marin, feront de mon voyage, quelque chose d'impossible à raconter, un objet non-identifié qui sera mon œuvre à moi, que je pourrai regarder avec cette émotion qui est "mon espoir".

...

Il est minuit et je ne dors pas.
Je me suis relevé et je suis sorti sur le pont.
La nuit est noire. La houle respire calmement. Le vent est doux et faible, un soupir.
Je lève les yeux. Il n'y a pas à des milles à la ronde la moindre source de lumière. Pas un nuage. Dans ce ciel noir d'encre, chaque étoile scintille, la voie lactée est visibe largement et j'ai presque l'impression de pouvoir donner une perspective à tous ces astres. Ceux qui sont proches et ceux qui sont plus loins qu'aucun vie ne pourra plus jamais les atteindre. Le début et la fin... J'en ai le vertige. J'ai le sentiment que, si je continue à plonger mon regard vers ces horizons inconnus, je vais être aspiré par le vide sidéral. C'est ça le vertige.

Le remède, je le connais. Je détache mes avirons et deux heures à ramer me feront le plus grand bien ! J'installe, je m'assieds à mon banc de nage, je lève les avirons, je les pousse en arrière et je plonge dans l'eau noire. Chaque coup de rame est un coup de lumière verte, phosphorescente. Le plancton ! Il produit cette lumière froide et verte quand on l'agite et dans une nuit noire comme celle que je traverse, l'effet est encore plus grandiose, plus surprenant.
La lumière vient de là, encore une fois.

...

J'ai ramé jusqu'au petit matin. Au moment où la nuit cède aux premières lueurs du jour. Quand le soleil est enfin apparu sur l'horizon, j'ai arrêté. Je me suis préparé le plus formidable petit déjeuner qu'on aurait pu rêver dans ce coin perdu et j'ai pris de le temps de profiter de ce cadeau unique que j'étais le seul à pouvoir espérer...
C'est à ce moment là qu'il s'est posé à la pointe du bateau. Qu'il m'a regardé en rangeant ses ailes proprement. Qu'il a claqueté son bec d'un air de dire " Je prendrais bien la même chose..." Qu'il m'a regardé fixement en attendant que je lui dise :
"Je traverse l'océan, moi aussi..."

Publicité
Commentaires
Rester debout
Publicité
Publicité