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Rester debout
16 janvier 2012

3ème jour

Le baromère est tombé si bas dans la journée qu'il aurait pu faire un trou au fond du bateau. Je crois qu'il faut que je me prépare à subir une tempête comme on en rencontre quelquefois dans ce coin de l'atlantique.
Je trompe ma peur et une certaine fascination en rangeant tout ce qui peut être rangé, calé, accroché. Bref je me prépare à être secoué. L'océan a pris une teinte verte presque fluorescente. Le ciel s'est assombri et éclaici à la fois. La lumière se mélange aux ténèbres pour ce qui sera sans doute un déchaînement des éléments. Le vent est passé sud-ouest en ce début d'après-midi en forcissant.

Je me rappelle cette photo de moi debout à côté de ma grand-sœur. Je dois avoir cinq ou six ans. Je regarde, nous regardons l'objectif de l'appareil photo. J'ai sur le bras un pigeon posé attendant que le photographe immortalise l'instant.
Mon visage est ravagé de croutes. Chute de vélo ? Je n'ai aucun souvenir de ces moments-là. Qu'est-il arrivé à ce petit bonhomme en culotte courte pour avoir l'air aussi sérieux et le visage ravagé à ce point-là ?
J'ai pourtant des souvenirs bien plus anciens. De berceau. Le visage de mon père se penchant sur moi et souriant. Image furtive et floue.
Les yeux sombres de ce ptit garçon sur une photo et les yeux de mon père se penchant sur moi sont un pont depuis le passé. Un signe.
Des yeux qui me regardent depuis toujours alors que je vais peut-être sombrer dans le vide, perdu au beau milieu de l'océan. Je m'apprête à prendre des tonnes d'eau sur le coin de la figure, sans rien dire, sans bouger, après avoir rangé mes petites affaires, et c'est dans le visage de ce ptit garçon au visage fermé que je découvre mon avenir.

Il a vu.
Il a vu la tempête qui arrive.
La tempête qui gronde sourdement.
Le monde qui s'assombrit et ce bateau qui va plonger dans le tumulte et la fureur.

Il fait sombre ce soir.
Je ne sais plus qui je suis.
Je suis perdu.
Un pigeon posé sur le bras.
Pose ton regard ailleurs, jeune homme, secoue ton bras, fais partir ce pigeon de malheur.
Reviens à la vie.
Guéris vite, la tempête arrive.

22 heures.
Le vent a forci et a tourné plein ouest.
Je me suis réfugié dans le bateau. J'ai fermé le plus hermétiquement possible. Attaché tout ce qui pourrait être arraché par les vagues La mer commence à prendre des formes. La puissance liquide incontrôlable est en marche. Je regarde de temps en temps dans la bulle de plexiglas. Tout autour de moi va devenir blanc dans peu de temps. Les crêtes des vagues se brisent déjà en éclats phosphorescents et donnent à la nuit des allures fantomatiques.
L'anémomètre indique 40/45 nœuds.
L'aiguille du baromètre a rejoint le fond de l'océan !

Minuit. 
Même si je voulais dormir je ne pourrais pas.
L'océan est en furie, en fureur. Le vent hurle, le bruit est infernal, amplifié par la caisse de raisonnance qu'est le bateau. J'ai l'impression d'être enfermé dans une machine à laver. Je n'ai même pas le temps d'avoir peur.
Ou plutôt si ! J'ai tellement peur que je suis incapable d'imaginer ce qu'est la vie sans terreur !
Au milieu de ce boucan de tous les diables me reviennent alors quelques vers.

" C'était un chien français appelé Turc parce qu'il était fort.
Il a été écrasé au coin d'une rue par un camion qui a béni son cadavre d'une main rouge.
Il appartenait à Isabelle qui a beaucoup pleuré et qui n'a rien voulu manger pendant trois jours.
Il gambade maintenant dans les rues du paradis.
Il lèche les pieds de Dieu.
Il fait s'envoler les étoiles en aboyant.
On sait qu'il est midi parce qu'il fait le beau.
On sait qu'il est minuit parce qu'il fait le mort.
De temps en temps il regarde Dieu qui lui dit : "Gambade voyons, gambade !"
Mais il a gardé dans sa narine l'odeur inoubliable d'Isabelle.
Et Dieu le sait !
Et quand Dieu voudra qu'Isabelle meure il n'aura qu'une seule chose à dire.
Apporte..." 

2h30 le lendemain matin.
Le bateau vient de faire un tour complet sur lui-même, organisant à l'intérieur la plus belle pagaille du monde ! J'avais pourtant tout rangé, tout calé. Je crois que le gros bouquin que j'avais pris pour le voyage m'a fait un joli cocard. J'avais bien entendu le bruit plus fort arrivant par l'arrière du bateau, arrière par lequel j'avais filé 30 mètres de bout qui faisait office d'ancre flottante. Ainsi retenu il ne dérivait pas trop vite et se calait cul à la vague, suffisemment pour bouchonner gentiment. Pourtant là, mon instinct m'avertissait que ce ne serait pas suffisant. L'arrière du bateau s'était soulevé presque verticalement et dans ce qui m'avait semblé une éternité, il s'était mis à glisser, tremblant de partout sous l'effet de la vitesse et puis patatras. Le classique croche-pied ! Quand on court trop vite, on bute, ou on est rattrapé par plus rapide que soi !
Je ne suis même pas sûr de ne pas avoir fait plusieurs tonneau.
Mais je suis encore là ! Assis sur mon cul au beau milieu d'un bazard extraordinaire !
Autre bonne nouvelle, le vent est passé nord-ouest, il fait plus frais et je vois par le hublot la lumière de la lune entre les nuages, entre les grains qui martélent régulièrement le pont d'une pluie battante.
J'attends avec impatience l'aube pour faire le tour et vérifier que rien n'est cassé.
A part l'immense désordre qui règne à l'intérieur, le bateau semble avoir bien résisté. Simple coquille de noix dans la tempête, les coups de boutoir des vagues n'ont, heureusement pour moi, pas eu prise sur lui !
Je me serais bien arrêté dans une station essence pour prendre un petit café noir mais je crains que le coin ne se prête pas à ce genre de compensation !

4h du matin.
Une question m'obsède.
Qui a bien pu faire la photo ? 

 

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